Cela fait trois semaines que Yang YI n’a pas vu son chat, un beau siamois aux yeux bleus et à la queue aussi touffue que la pointe du pinceau à calligraphie qu’elle utilise pour l’aquarelle. Elle n’a pas pu l’emmener avec elle chez Tante Martine et il lui manque. Parce qu’il est doux, parce qu’il est câlin, parce qu’il est joueur, parce qu’il est comme elle. Toujours en chasse, il cherche le soleil, à l’affût, s’affole devant ses rayons qui transpercent les fenêtres et viennent s’écraser sur les murs, le narguent, courent devant lui, toujours un peu plus vite, toujours un peu plus loin. Avec ses deux pattes, il veut les attraper, capturer les reflets, pousser les ombres pour faire revenir la lumière, enfermer dans le creux de ses coussinets la lumière crue ou diffuse, mobile et fuyante, éclatante et aveuglante, qui n’est jamais la même d’une seconde à l’autre, qui ne reviendra jamais deux fois pareille sur le même mur ou bout de canapé.
Au milieu de la visite avec laquelle elle m’a accueillie dans notre appartement-bureau-atelier éphémère du Boulevard de Courcelles, Yang Yi m’a montré une vidéo de lui chasseur, prêt à capturer le reflet d’un miroir qui ne voulait pas se laisser attraper. Puis une autre, où il la regarde peindre. Attentif, à l’affût, encore, sa tête suit les mouvements du pinceau de Yang Yi sur la toile, les aller-retours de la palette au chevalet, du bocal d’eau à la surface de lin, fasciné, captivé, prêt à bondir, presque ému. Si les chats ont neuf vies, peut-être l’une d’entre les siennes fut celle d’un peintre, peut-être même celle de Yang YI.
Yang YI est comme son chat. Par les fenêtres, de chaque côté de l’appartement de Tante Martine, elle guette et attend le soleil. Du haut du sixième étage, elle regarde par la fenêtre les autres fenêtres qui, en face et de chaque côté d’elle, percent la pierre blanche des immeubles haussmanniens qui l’entourent.
Sur ses morceaux de toile et de fresque, sans surprise, des fenêtres, encore, et des échantillons de lumières, proies de toutes heures du jour et de la nuit, peinture de gibier ô combien plus douce et moins sanglante que celles qui l’ont précédée. Bizarre pourtant, nulle croisée, nul balcon, nulle ogive ne se retrouve de la rue en face au châssis dans l’atelier. Aucune ne ressemble à celles que l’on peut voir depuis chez Tante Martine. Etrange, les fenêtres des peintures de Yang YI ressemblent presque plus aux seules qu’elle ne voit pas : celles brutes et modernistes de l’immeuble des années 1970 qui lui sert de cabane le temps d’une saison de chasse. Comme ces discrets refuges de forêts venus donner un point de chute et d’observation aux chasseurs en fusil, la cabane de Yang YI ne se voit pas, fondue dans le paysage, et découverte pour la première fois par hasard, alors que la peintre revenait d’une promenade au Parc Monceau. Quelle austérité a-t-elle alors découverte ! Je crois reconnaître un des trois arbres plantés dans le trottoir devant chez nous sur la toile qu’elle vient d’accrocher dans le salon. En vérité pas tout-à-fait me dit-elle : aucun des lieux qu’elle représente n’existe complètement. La figuration la contraint et l’ennuie. Elle y voit la pure application d’une technique – celle qu’elle a appris à maîtriser à la CAFA pékinoise il y a quelques années et où elle rêvait d’émancipation et de liberté.
Il y en a des hommes qui ont marché dans la couleur, l’ont chassée, percée, attrapée au vol, répandue dans les yeux de celles et ceux qui la voient sans la regarder. Cela fait cinq-cents ans que la quête est retracée dans les livres – ceux de la Renaissance italienne puis de l’académisme français en ont mis en scène la querelle, mais des millénaires qu’elle a été initiée. Est-il possible pourtant de venir à s’en lasser ? Les codes et les techniques sont de bien piètres armes dans cette chasse sans fin ; attraper la couleur-lumière c’est attraper la liberté. Par bouts uniquement, éphémères instants où l’on a pu la goûter.